Hier, aujourd'hui, demain
Par Anne-Marie Ducroux
Enjeux de développement durable, aujourd'hui et demain ?
L'île de Pâques doit aujourd'hui faire face autant à des enjeux de préservation de sa culture que de sa nature. L'île pourra-t-elle, pour tout projet économique futur, continuer d'augmenter sa fréquentation touristique qui représente aujourd'hui sa première source de revenus ? En 2009, 4 000 habitants environ recevaient plus de 50 000 visiteurs. En 2016, ceux-ci étaient 80 000. En 2018, l'île compte 7 750 habitants et reçoit 116 000 touristes. Mais l'île ne dispose pas plus aujourd'hui qu'hier de sols ou de ressources naturelles supplémentaires, de capacités alimentaires supérieures hormis par importation, les cratères volcaniques récupèrent l'eau douce mais la pluviosité est faible et l'île n'a aucun cours d'eau. Elle n'a pas non plus de traitement de déchets, son énergie est pour l'essentielle importée, hormis l'électricité produite par générateurs. Eux-mêmes dépendants d'énergie fossile à faire venir sur l'île. Même si on peut s'y déplacer à vélo, à pied, à cheval, l'île comptait déjà 3000 voitures en 2009. L'immigration chilienne modifie la composition de la population. En 1982, les Rapanui représentaient 70% de la population. Vingt ans plus tard, en 2002 ils n'étaient plus que 60%. Parmi les 40% restant, 39% étaient d'origine européenne (il s'agissait en général de résidents temporaires, comme les employés d'administration, le personnel militaire, les scientifiques et leurs assistants) et 1% d'autre provenance. En 2018, lîle ne compterait que 40 % de natifs.
Des manifestations ont eu lieu en août 2009 pour bloquer l'aéroport en réaction au sentiment de menace pour la culture pascuane et pour l'écosystème de l'île, par les chiliens du continent, par des touristes et des étrangers. Le 1er août 2018, une loi est entrée en vigueur pour limiter la durée de séjour de 90 à 30 jours, pour fixer des conditions d'installations aux insulaires, et le nombre de touristes pourrait être limité à terme.
Enjeux de développement durable hier ?
Déforestation et controverses « On se prend à imaginer ce que pu être l'état d'esprit du Pascuan qui abattit le dernier palmier au moment précis où il l'abattait » écrit Jared Diamond pour qui l'île de Pâques est « un exemple extrême de déforestation ». « De tous les peuples du Pacifique, les Pascuans eurent le malheur de vivre dans l'un des environnements les plus fragiles et présentant le risque le plus élevé de déforestation ». « L'isolement de l'île de Pâques en fait l'exemple le plus flagrant d'une société qui a contribué à sa propre destruction en surexploitant ses ressources ». Des travaux d'architectes ont indiqué que construire les ahu (plateformes) et les moais (sculptures) aurait fait augmenter les besoins alimentaires dans l'île d'environ 25 % au cours des 300 ans de construction intensive. Un autre calcul a été fait montrant que la population n'aurait pas dû dépasser 2 000 habitants pour qu'ils puissent durablement survivre sur l'île sans épuiser une ressource qui leur était indispensable : le palmier. Néanmoins les anciens habitants de 'île de Pâques, après les exploits accomplis pour y parvenir et s'installer, pour Jared Diamond, ont accru leur vulnérabilité dès lors que « la déforestation est plus grave :
-sur les îles au climat sec que sur les îles au climat humide
-sur les îles au climat froid et situées à une latitude élevée que sur les îles au climat doux situées à une latitude équatoriale
-sur les îles où les cendres ne peuvent être dispersées dans l'air que sur les îles où cela est possible
-sur les îles qui se trouvent loin du panache de poussière d'Asie centrale que sur les îles qui en sont proches
-sur les îles dépourvues de makatea que sur les îles qui en sont faites -sur les îles de faible altitude que sur les îles de haute altitude
-sur les îles lointaines que sur les îles ayant des voisins proches
-et sur les petites îles que sur les grandes îles. »
La déforestation massive aurait donc pour certains été une sorte de conséquence collatérale de la volonté d’ériger des statues et de l’inflation de leur taille. Mais l’effondrement par la déforestation destinée au projet des statues est contesté, par ceux qui estiment que les statues n’ont pas été érigées à l’aide de bois et par ceux qui pensent que d’autres causes devraient être invoquées. Elles sont sans doute, au final combinées ou multiples : actions humaines, choix de civilisation, changement climatique, espèce invasive, etc...
Illustration : 1- Jubaea. Le palmier du Chili ou Jubea Chilensis ne se trouvait que dans l'hémisphère sud à son origine. A croissance lente il ne fleurit qu'à partir de...60 ans. Cette espèce figure sur les listes rouges de l'UICN des espèces menacées vulnérables. Un palmier aujourd'hui disparu figure encore comme signe dans l'écriture rongo rongo : le paschalococos disperta, dont des noix ont été trouvées sur l'île.
2- signes de l'écriture rongo-rongo
Disparition des arbres L'analyse des pollens enfouis dans le sol à différentes profondeurs a permis aux scientifiques de constater que l'île de Pâques avait, à une certaine époque, un couvert forestier abondant mais peu diversifié. Alors que très longtemps l'île fut une forêt subtropicale, la disparition des arbres, des arbustes et des arbrisseaux aurait été brutale. Ce qui pourrait expliquer peut-être l'impression d'abandon soudain, en l'état, dans une carrière de 400 sculptures inachevées ? Une impression sur l'île de "rêve pétrifié"... La disparition brutale des grands arbres provoqua en tous cas de profondes transformations psychologiques, sociales, économiques, architecturales et religieuses. Sans arbre, il fallut, par exemple, brûler des graminées, modifier les pratiques funéraires et abandonner la crémation. Les habitants de l’île furent de fait privés de vaisseaux et en quelque sorte prisonniers de leur île ; tout espoir d’explorations futures, de fuite ou même de pêche au large devenait impossible. La déforestation a commencé probablement peu de temps après l'arrivée des humains autour de l'an 900 et fut sans doute achevée entre le début du XVe siècle et le XVIIe siècle, notamment en 1722, lorsque le Hollandais Roggeveen arriva. Les sophoras toromiro ont disparu de l'île de Pâques dans les années 1950/1960. Au XXe siècle, on a identifié sur l'île 48 espèces. Quelques spécimens ont survécu dans des jardins botaniques. Le "CNRS" chilien est parvenu à y implanter quelques nouvelles essences d'arbres, notamment de l'eucalyptus.
Illustration : 3 - Sophora toromino, sorte de mimosa originel de l'île, dont certains arbres auraient pu avoir des troncs de 20 à 50 cm de diamètre. Des graines ont été trouvées, notamment dans le cratère d'un volcan de l'île.
Faune et flore L’île illustre, aujourd’hui comme hier, les questions de cohabitation entre vies humaines, activités économiques et un écosystème fragile. Avant l’arrivée des hommes, il y avait probablement peu d’espèces différentes : essentiellement des oiseaux, en partie migrateurs et quelques petits animaux comme les lézards. Par la suite, les Polynésiens ont introduit les premiers plusieurs nouvelles espèces terrestres sur l'île, comme une espèce de rat comestible, des poules et probablement des chiens et des cochons sauvages. Puis des moutons y ont été amenés, et puis plus récemment, les occidentaux y ont introduit des chevaux qui se retrouvent encore en grand nombre à l'état sauvage. Il n'y aurait plus d'espèce d'oiseau indigène aujourd'hui.
Effondrement d'une civilisation Pour Jared Diamond : « L'effondrement de la société pascuane suivit rapidement le moment où elle avait atteint un pic démographique, où la construction de monuments était intensive et où l'impact humain sur l'environnement était le plus marqué » Deux ensembles de facteurs expliquent pour lui l'effondrement de la culture de l'île de Pâques : l'impact humain sur l'environnement, en particulier la déforestation et la destruction de l'avifaune, et les facteurs politiques, sociaux et religieux à l'origine de cet impact, comme l'impossibilité en raison de l'isolement de l'île, d'avoir recours à l'émigration comme soupape de sécurité, la priorité donnée à la construction de statues et les rivalités entre les clans et les chefs qui menèrent à l'érection de statues toujours plus imposantes, exigeant donc toujours plus de bois, de corde et de nourriture ». Dans son livre « Effondrement, comment les civilisations décident de leur disparition ou de leur survie », Jared Diamond souligne plus largement cinq facteurs qui entrent toujours potentiellement en jeu pour différentes civilisations : des dommages environnementaux, un changement climatique, des voisins hostiles, des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux, les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes. Après avoir été atteints d'abord par les Pascuans, l'histoire et les équilibres de l'île furent bouleversés ensuite par les arrivants extérieurs : missionnaires, explorateurs, esclavagistes?. Ici les causes sont sans doute multiples et sont l'objet d'études ou de controverses scientifiques, médiatiques, parfois idéologiques. Là comme ailleurs, les réalités complexes nécessitent d'en dépasser les clivages les plus simples.
Espèce invasive Les rats auraient pu être une espèce invasive arrivée avec les explorateurs qui aurait dévoré les noix de palmiers ainsi que les nids d'oisillons, empêchant leurs reproductions.
Changement climatique Le réchauffement des eaux et d’un courant côtier El nino aurait pu entraîner une longue période de sécheresse, un changement climatique.
Erosion des sols L'île de Pâques a souffert d'une forte érosion du sol par la pluie et le vent durant les derniers siècles. Elle est très certainement le résultat de la déforestation. Ce processus semble avoir été graduel puis accéléré par un élevage intensif de moutons importés au XIXe siècle et durant une grande partie du XXème siècle. L'érosion entraîne une destruction de la couche arable et le lessivage des nutriments de la terre.
Famine, cannibalisme Les conséquences des changements climatiques et de la déforestation entraînèrent une raréfaction des poissons et des cultures possibles, c'est-à-dire famines et même cannibalisme dans l'île. La société autrefois complexe et unifiée aurait pu sombrer dans des guerres civiles. Pour pallier cette sécheresse les habitants de l'île auraient fait appel aux dieux pour que la pluie revienne, ce qui pourrait expliquer la frénésie de construction des moaïs à cette époque-là, de plus en plus nombreux et de plus en plus colossaux. Se rendant compte que les érections d'ahûs et de moaîs restaient cependant vaines, les habitants se seraient révoltés contre les dieux, auraient rejeté le pouvoir des chefs et des religieux, en abattant alors eux-mêmes leurs statues, dont on trouve de nombreuses traces, couchées dans l'île, face contre terre.
Déchets Parmi bien des questions environnementales, se pose sur une île, surtout très isolée, celle de la gestion des déchets. En 2009, ils étaient évalués à 1.4 tonne par an ; en 2018 à 2.5 tonnes. Des estimations pour 2025 les portent à 32 tonnes de carton, 18 tonnes de plastique, 12 tonnes de boîtes de conserve et 9 tonnes de verre. En 2016 seuls 20 % étaient recyclés, en 2018, il s'agit toujours d'une faible part. Outre les déchets générés sur l'île, des courants marins lui apportent des déchets du continent, les bateaux de pêche chinois, japonais, espagnols, russes, coréens... abandonnent des filets. Enfin, l'île se se situe dans le "continent plastique" du Pacifique sud formé par l'une des cinq gyres océaniques, constituées des millions de tonnes déversées dans les océans depuis un siècle.
...et puis des renaissances multiples Puis la population aurait développé de nouvelles traditions pour préserver les ressources restantes. Dont le culte de « l'homme oiseau » : une course se tenait chaque année, au cours de laquelle un représentant de chaque clan, choisi par ses chefs, devait plonger dans la mer et nager jusqu'à un îlot tout près, afin de chercher le premier oeuf de la saison des sternes. Le premier nageur de retour avec un oeuf contrôlait alors la distribution des ressources de l'île pour son clan pour une année. Cette tradition a perduré jusqu'au XIXe siècle.
Les maladies introduites par des explorateurs européens comme la tuberculose et la syphilis avaient provoqué une diminution constante de la population. Un marchand d'esclaves péruvien qui fit armer plusieurs navires en 1862, enleva, lors de plusieurs raids, environ 1 500 insulaires pour les envoyer travailler aux îles Guano. Tout cela, ajouté à des épidémies constantes à partir de 1864 provoqua une forte diminution de population dont le nombre était tombé à seulement 111 personnes en 1877. Après quoi la population augmenta à nouveau progressivement. En 1888, année de l'annexion de l'île par le Chili, 178 habitants furent recensés.
... des protections et limitations 75 % de la superficie de l 'île de Pâques est un Parc National depuis 1935. En 1996, l'île est classé au patrimoine mondial de l'humanité. Le Chili crée en 2017 la plus grande aire maritime protégée d'Amérique latine, 720 000 Km2 autour de l'île. En 2018, le Chili a annoncé la limitation de la durée de séjour et la restriction d'installationsur l'île, demain sans doute la limitation du tourisme. Ces mesures suffiront-elles ?
...le besoin d'imaginaire Une chose est sure, l'île illustre le profond et puissant besoin d'imaginaire des civilisations. Sans le besoin "d'aller voir ailleurs" des humains, aucune embarcation légère venue de Polynésie contre les vents et les courants n'aurait pu découvrir l'île, sans le besoin de construire, bâtir une organisation sociale la "civilisation" de l'île de Pâques n'aurait pas vu le jour, sans le besoin d'exploration occidentale aucun navire ne serait parvenu là signant là des étapes décisives de l'histoire de l'île, sans le besoin de toucher à l'éternité des humains, de relier dans chaque esprit de l'île le présent au passé, à ses ancêtres et à un futur espéré serein, aucune écriture n'aurait vu ici le jour, aucun moaï n'aurait été érigé dans l'île. Sans la conscience de sa vulnérabilité, aucune nécessité de se mettre sous la protection des sculptures tournées vers l'île. Sans ces puissantes traces, l'île ne susciterait pas de même manière l'imagination de centaines d'individus des siècles plus tard, de travaux archéologiques, de recherches, ou le tourisme actuel, tournant d'une nouvelle étape de l'histoire de l'île, dont le futur dira ce qu'il provoquera.
Alors, aujourd'hui et demain ?
L'île de Pâques saura-t-elle choisir un développement raisonnable pour faire face aux enjeux, à nouveau, pour elle d'un développement durable ?
Et nous, avec elle ?
Anne-Marie Ducroux
Pour quelques secondes seulement : envie de voir ou revoir l'animation sur l'île de Pâques du site Au nom du vivant ? : Cliquer dans l'image ci dessous.
Dossier réalisé avec, notamment :
. des impressions et images de voyages
. divers écrits et sources dont : L’île de Pâques Des dieux regardent les étoiles, Catherine et Michel Orliac , Découvertes Gallimard, 2004
. Effondrement - Comment les civilisations décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Diamond, Gallimard, Nrf, essais, 2006 ou chez Gallimard, en format poche collection Folio essais, 2009
. L’île de Pâques - Journal d’un aspirant de la Flore, Pierre Loti, Editions Christian Pirot, 2006
. Actualités
. Dossier pédagogique Musée du quai Branly : la pirogue polynésienne
. Musée du quai Branly : collections océaniennes dans collections permanentes
. Exposition fondation Edf : Rapa Nui, l’île de Pâques, 2008-2009
. Tour d'horizon de l'île de Pâques, pour plonger dans l'imaginaire et l'histoire "la mémoire perdue" Arte 50' : "...l'intensité spirituelle d'un peuple dont la survie était intimement liée à la conscience de sa place dans la nature..."